Formes et Couleurs

N°6, 1943
Pierre Guéguin

Raymond Legueult, né à Paris en 1898 mais d’ascendance normande, représente par rapport à son pays d’origine, une cuvée affinée. L’alambic de la culture et de l’atmos­phère citadines a travaillé, essencié en lui la gaîté matérielle de sa province. Au lieu d’être un Normand haut en couleur, Legueult est devenu un maître des couleurs. Mais tandis que chez un Othon Priez, c’est la robustesse cossue et un peu vide qui domine, chez lui, la lignée paysanne, la province profuse, les bouées d’alcool sur les globules de sang dans les veines des Vikings, tous ces impondérables de l’atavisme, aboutissent à une richesse picturale, fouettée, frémissante, ivre de couleurs.

L’aspect de l’artiste explique son art. Grand et mince, il fait plus jeune que la quarantaine avec sa figure presque rose, ses traits mobiles, son regard d’enfant sérieux et rieur à la fois, enfin sa chaleureuse mimique d’accueil : ses bras fraternels, les noms câlins qu’il vous donne. Dans cette physionomie rayonnante, la distraction poétique le dispute à l’attention esthétique, la bonhomie de l’ami à l’extase de l’amant. A ses heures de béatitude, on le voit, la bouche voluptueusement ouverte, comme s’il humait quelque arc-en­-ciel aromatique dissout dans l’espace et dont nos gosiers vulgaires n’ont aucune idée.

Il aurait pu, avec une chance mystique peut-être aussi grande, être l’innocent de village ; il s’est contenté, dans l’échelle d’élection, d’être, avec toute son intelligence, l’innocent des couleurs. Elles osent chez lui éclater en cantique ! Il reste le « touché de Dieu», qui fut aussi touché de Matisse, à son départ – de Matisse, le maître de la Joie . de vivre et en même temps le déformateur «fauve».

Si Matisse fut son maître spirituel, son maître temporel s’appelait Eugène Morand. L’Ecole des Arts décoratifs se dresse, dans la grise rue d’Ulm, bâtisse jumelle du sombre Musée pédagogique ; mais, à l’intérieur, elle est joyeuse d’une jeunesse vibrante, depuis des années rivale victorieuse de celle de l’Ecole des Beaux-Arts. Raymond Legueult, qui y entra à seize ans, en 1914, y resta jusqu’à sa mobilisation, en 1917, pour y rentrer en 1920, dans l’atelier Morand.

« Monsieur Morand » était un homme remarquable, de qui ses meilleurs élèves :Legueult, Oudot, Brianchon, Inguimberty, peintres qu’on n’ignore pas, alors qu’on ignore la plupart des Prix de Rome, ont gardé un grand souvenir. On s’étonne moins du talent de Paul Morand, poète et mémorialiste de l’après-guerre 1914-1918, lorsqu’on connaît le talent, les labeurs et la bonté de son père, Eugène Morand : peintre, poète, auteur drama­tique. Esprit ouvert et serviable, il cherchait bien plus à diriger ses disciples dans leur propre voie qu’à leur imposer la sienne.

C’est aux démarches bienveillantes d’Eugène Morand, devenu directeur de l’Ecole, que Raymond Legueult dut d’obtenir, en 1923, une bourse de voyage en Espagne. Que lui apprirent Velasquez et le Greco ? A ne pas les suivre sans doute, malgré tout leur génie. Exiler de jeunes artistes à l’étranger, c’est les instruire mais pas toujours de la meilleure façon, car c’est les distraire assez fâcheusement du grave problème d’eux-mêmes et de leur terroir artistique, au nom de traditions ultramontaines périmées auxquelles nous avons dû l’italianisme, cet enjolivement sacrilège et tenace du plus grand et vraiment iné­galable art français … Va pour l’espagnolisme! Legueult n’en mourra pas. Les primitifs du XVe siècle, ses vrais maîtres non de départ, mais d’arrivée, l’attendront.

En 1925, Legueult fut nommé professeur à sa chère Ecole, dans l’atelier même d’Eugène Morand. Il y enseigne, depuis, la décoration des grandes surfaces, et nombreux sont les jeunes qui lui doivent le culte de la couleur, la probité de peindre, la finesse poétique de l’observation. Citons parmi ses élèves : Guillemart, Malvaux, Perraudin, Baumann, Lagrange et bien d’autres, poulains ruant tout vifs dans les brancards du Prisme.

Legueult, lui, est parti de Matisse pour conquérir la couleur. Comme plusieurs de ses cadets, il a visiblement caressé les odalisques du maître, les a couchées sur le divan de son atelier, avec au mur les draperies prescrites. Il a gardé du Fauvisme les à-plat et les grandes lignes de force anti-impressionnistes. Mais très vite il a eu ses propres oda­lisques, son matériel ou vocabulaire ornemental, prétextes à couleurs et à métamorphoses personnelles. Très vite il s’est affirmé comme un des plus doués de sa génération dont il est le grand artificier des couleurs. On ne peut pas peindre plus coloré que lui.

Nous voici devant la richesse picturale de Legueult, au sujet de laquelle nous avons dit qu’il avait en perspective sa province sanguine, au cou de taureau, immensé­ment nuageuse et pacagère, de même qu’un Matisse avait derrière lui sa Picardia nutrex.

Un ciel d’octobre pour Legueult est animé, non seulement par son azur fragile et ses nuées, mais par cent nuances de bleu et de blanc, contre lesquelles le paysage appuie d’autres nuances, tendres ou violentes, qui aboutissent à l’insolite d’une barrière lilas, d’un bouclier vert et rouge de feuilles, d’une route amarante. Le détroussement brutal l’automne, son agonie déshabillée, sont rendus avec une intensité éblouissante et qui ne manque pas parfois de déconcerter un public plus inculte que jamais.

Prenons maintenant un «intérieur», par exemple la Femme assise, à la rose. Certes, il y a là moins d’exubérance, au premier aspect, que dans les paysages ; mais ­est-ce si sûr ? Bientôt les rouges nous envahissent, multiples et passionnés, depuis puissance incarnate des brocarts, des rouges à globules noirs, jusqu’aux rouges gorgées de roses jaunes, de soleils internes, qui éclatent à travers leur porosité rose. Pour aviver et combattre en même temps ces rouges prestigieux, l’artiste fait donner le bleu : un ruban froid sur la chevelure de cinabre, une jupe audacieusement indigo. sans parler des noirs et ors du coussin où s’appuie la femme la plus délicatement mauve, une malvacée d’atelier, docile aux nuances que le peintre lui invente. L’avant-bras exposé au premier plan au soleil, avoue qu’il est mangé par lui et est peint décomposé ; de même la main escamotée n’est plus qu’un moignon, un éventail de pousses ambrées. Il faut retenir ce détail et quelques autres pour voir comment Legueult se refuse à aller jusqu’au bout de sa richesse. Il sait très bien que la perfection en art n’est pas dans la finition appliquée et automatique. Il faut et il ne faut pas « faire rond» ; il faut que le cercle, cette prison, s’évade en spire. Il n’y a pas de beauté hors du parfait, a-t-on trop dit, pour n’aboutir qu’à un académisme honteux. Il n’y a de beauté que lorsque le parfait renferme, chez chaque artiste ( et pour chaque toile la question cru­ciale  se repose), un élément de surprise, d’imprévu. De même que toutes les merveilles de la science entassées ne vont pas plus loin que le seuil du mystère, de même ce mystère, nous entoure et nous déborde, Dieu ou Néant selon les gens, dit aux artistes, aux artistes, aux poètes : « Mes petits, c’est très beau, vos prestigieux effets techniques ; mais prenez garde, vous ne me trouverez plus au bout ! Dès que votre beauté devient formelle, elle cesse d’être mystérieuse ; dès lors elle n’est plus de la beauté, mais quelque chose d’assimilable, de comestible, et il s’en fait de par le monde un gros commerce. Elle n’est plus indicible ; elle n’initie à rien … »

C’est ici que Legueult renonce au cossu, au comestible précisément de sa province, et préfère l’ivresse à une beauté vite conventionnelle. L’inachevé est un des moyens dont il use pour détruire la réussite trop facile. Au milieu de tableaux très peints, des passages moins peints font dissonance.

Dans ses tableaux d’intérieurs, l’impression d’inachevé, d’incomplétude plutôt, est obtenue par la juxtaposition des motifs au lieu de leur fusion. Ils offrent une mise en place magistrale, mais on la sent créée à coups de décisions et non en obéissant aux lois toutes faites de la composition. Il y a des solutions de continuité, des ruptures, entre les masses.

Dans certains paysages, et précisément les plus récents, cette technique de destruc­tion par laquelle Legueult se refuse à ce qui serait en effet sa perte : une peinture, à force d’effets, purement décorative, se rencontre avec des sujets dont il perçoit l’élément destructeur. L’artiste alors n’a plus qu’à se livrer à sa frénésie pour nous rendre des bords de rivière glacés de bleus et de verts, des arbres pavoisés de gui, des soleils couchants purulents, des mares pourries de couleurs. La Normandie ancestrale et notamment Morsa­lines ; la Touraine, la Franche-Comté dont il affectionne, le Doubs et la Loue, la rivière de Courbet, passent ainsi, véhémentes, transfigurées, dans des toiles qu’il ne produit qu’à rythme lent, au contraire de tant de peintres faciles, vulgarisateurs vite vulgaires d’eux-­mêmes.

Le tissage des ramures, des rayons, des nuages, des eaux; la ponctuation des touffes et des taches, contre-balancent de leur vigueur la recherche précieuse mais violente aussi des tons. On y voit baver les armatures d’où l’artificier fait jaillir ses fusées, tourner ses soleils, exploser ses bouquets et fumer ses feux de bengale. C’est la fête des Fleurs au moment de la bataille des fleurs.

La tapisserie exécutée pour l’Exposition des Tapisseries d’Aubusson, organisée cet automne à Paris par Jacques Adnet: L’Atelier, est sans doute le chef-d’œuvre de Legueult. parce que ce carton réalise la synthèse magnifique de toutes ses toiles d’intérieurs.

S’agit-il du premier atelier de l’artiste, dans l’avenue du Maine, au milieu d’un bric-à-brac invraisemblable d’industrie, l’atelier qu’il partagea avec Brianchon, ou de son ate­lier si gai de la rue Boissonnade, entre Montparnasse et le Lion de Belfort, peu importe. C’est l’ Atelier de rêve, à cent lieues de toute peinture réaliste ; c’est une fête vénitienne autour d’un canapé rouge où s’allonge un modèle vêtu tout juste d’un court boléro couleur de feuille de vigne et de bijoux laiteux.

Centre de gravité de la tapisserie, cette charmante créature ambrée en est aussi le centre de calme, car, sitôt passé sa délicate frontière, commence la cavalcade des couleurs. A gauche de la Vénus d’atelier, une autre Vénus, la même, se tient assise, habillée d’arle­quin, jouant d’une guitare bleue. A droite la voici debout, habillée de jardins, se chapeau­tant devant un miroir jaune. Tout le matériel à mirages du peintre est présent : le châle à ramages, la table losangée à pieds d’oiseau, le verre à poisson rouge, le masque, les grands feuillages. Partout profusion, effilochages, déchiquetures, impressionnisme ; mais de grands à-plat bleus et rouges, éclatants et profonds, pacifient lentement cette orgie de couleurs. Le rouge du divan est un rouge irréfutable et le bleu qui l’équilibre à froid ouvre le ciel. L’ensemble constitue une merveille de charme où l’on voit s’affirmer l’idéal que poursuit Legueult,

Avec la technique des modernes, rejoindre les grands primitifs français : les Enguerrand Charenton et le génial Fouquet, c’est-à-dire arriver à la construction solide du tableau par l’opposition franche et décisive de quelques surfaces colorées aux sono­rités bien chantantes.

A quarante ans, Legueult est en possession de tous ses moyens et dans une forme magnifique. L’étude des visages prend de plus en plus d’importance dans ses grands jeux colorés, celle des corps aussi. Peut-être se décidera-t-il bientôt à sortir le modèle de l’ate­lier, à le susciter en plein air, entouré d’un délirant paysage, accomplissant ainsi la synthèse de son œuvre, se donnant plus de carrure, et s’offrant des possibilités plastiques nouvelles . Nous n’en attendons pas moins de lui.

P. G